LE PHÉNomÈNE CYBERPUNK
Par Jean-Sébastien Coutu, M.Sc.
Allumez-vous, branchez-vous, connectez-vous, le PC est le LSD des années 90... ». Ce fut la dernière obsession de Timothy Leary, ce grand pape hippie mort en mai 1996. Pour lui, la vérité résidait désormais dans l'ordinateur. Beaucoup se sont amusés des derniers moments de ce personnage controversé, qui malgré ses 70 ans bien sonnés, s'amusait à jouer les disc-jockey dans les raves américains. N'empêche qu'en 1980, Leary anticipait déjà avec une étonnante clairvoyance ce qui caractérise cette scène transe-techno-rave où s'éclatent tous les marginaux de cette fin de siècle. Une nouvelle contre-culture qui vient donner un second souffle aux grands idéaux qui ont fait des années 70 une époque dantesque. Mais entre ces 2 mondes, il y eut les cyberpunks.
Le phénomène cyberpunk
Ce fut d'abord un mouvement littéraire. À partir de 1980, des auteurs tels que Bethke, Asimov, Gibson et Sterling écrivent des histoires futuristes dans lesquelles des marginaux ont à lutter dans un monde dominé par la technologie, les monopoles tentaculaires et les gouvernements au pouvoir oppressant. Un monde orwellien dans lequel le seul espoir réside dans la maîtrise des technologies d'information. Dans l'univers de ces auteurs, le hacker occupe une place de choix et il devient le « computer hero » capable de riposter ou à tout le moins de survivre.
Bien sûr, cette littérature trouve des preneurs dans le monde informatique. Beaucoup de hackers commencent à la dévorer et surtout à s'en inspirer. Ils se reconnaissent dans les personnages marginaux et contestataires de ces histoires. D'ailleurs, ils cherchent déjà pour la plupart un sens à leur existence. Dans les années 1970, le hacker en avait contre ce Big Brother (l'État et les grandes institutions) qui domine silencieusement sa société. Lorsque des groupes de musique punk tels que les « Clash », « Sex Pistols », « Ramones » et « Generation X » lancent leurs disques, le sort en est jeté. Cette musique fataliste, colérique et contestataire amène un appoint résolument nouveau genre au mouvement hacker. Une partie de la communauté se nomme désormais cyberpunk. Cette étiquette devient pour elle une occasion inespérée de légitimer sa colère et les actions qu'elle engendre.
À partir de ce jour, le hacker-cyberpunk désire à tout prix être en avance sur son temps. Il trouve de nouvelles applications à la technologie et explore ses limites ultimes. Comme le dira Gibson, pour lui « le futur est déjà là; simplement, tout le monde ne s'en est pas encore saisi » (« The future has arrived; it's just not evenly distributed. »). Sa loi n'est plus celle des gouvernements ou des institutions qui ont avantage à garder le citoyen ignorant et prisonnier du système pour mieux l'exploiter. Tous les coups sont permis, d'autant qu'ils favorisent l'épanouissement de la démocratie et la libre circulation des idées. Même s'il reconnaît vivre en marge de la société (comme un criminel la plupart du temps), il se considère comme un visionnaire. Pour la liberté, il est prêt à tout risquer. Dans un tel cadre, la technologie devient le prolongement de son corps. Il est obsédé par celle-ci au point de perdre de son humanité. Par exemple, entre l'ordinateur et lui se développe une complicité qui dépasse la compréhension du non-initié. Il en arrive même à préférer sa compagnie à celle d'autres humains. Beaucoup de cyberpunks souffrent donc d'une schizophrénie qui intéresse les psychologues.
En 1980 déjà, les gens du très sérieux magazine Psychology Today se penchaient sur le cas d'une cinquantaine d'étudiants en informatique de Stanford University (août 1980). Ils dressaient d'eux le portrait d'une bande de « techno-rebel-disjonctés » qui avaient perdu une partie de leur contact avec le monde réel au profit du cyberespace de leur intranet.
La tyrannie du cyberespace
En 1984, William Gibson publiait Neuromancien, un livre culte. Dans une société futuriste, un jeune pirate (Case) équipé des meilleurs gadgets informatiques part en guerre contre une intelligence artificielle qui contrôle le monde. La plupart de ses déplacements dans le cyberespace sont commandés par sa seule volonté, son cerveau étant relié directement à la matrice. Il méprise son propre corps qu'il qualifie de « viande » sans intérêt. Lorsqu'il n'est pas branché, il le dope aux amphétamines pour mieux le supporter. Sa seule jouissance, il la ressent lorsqu'il pénètre dans le cyberespace (À propos, nous devons à Gibson l'invention du mot « cyberespace »).
Il s'agit bien sûr de science-fiction. Mais l'obsession de Case pour le cyberespace est vécue par tout un pan de la communauté hacker d'aujourd'hui. Une obsession qui a des conséquences souvent bizarres. Dans les années 1980, Eddie Rivera était un journaliste de Los Angeles. Il rencontra un jour Roscoe, un célèbre hacker californien. Rivera fut stupéfait d'entendre son élocution qui semblait hachée et saccadée. En fait, dans son insatiable passion pour la découverte des réseaux, Roscoe passait sa vie devant des moniteurs. Il feuilletait aussi un nombre incroyable de manuels techniques. L'écriture télégraphique particulière à ces 2 supports combinée à une grave carence de contacts humains avait affecté sa manière de s'exprimer.
Mais cette perte de contact avec la réalité met aussi des hackers dans de beaux draps. David Jones, professeur à la McMaster University et président de la Frontière électronique canadienne déclarait : « Les hackers prennent d'énormes risques parce qu'ils ne comprennent pas les lois. D'une certaine façon, comme Robin des Bois, ces jeunes sentent que leurs actions sont justifiées, qu'ils ne blessent personne en se disant : les militaires sont méchants, alors je vais faire tomber leurs ordinateurs. La réalité, c'est que la GRC va leur tomber dessus. » (Soldevila, Voir, 1998).